mardi 10 juillet 2012

Le journal d'un corps de D.Pennac

On n'avait jamais lu si vibrant éloge de la masturbation que les pages 84 et 85 du dernier roman de Daniel Pennac, Journal d'un corps. Sans doute faudrait-il d'ailleurs dire « branlette » plutôt que masturbation tant le livre est cash, empathique, dénué de toute fausse pudeur. Rien n'échappe à la curiosité de son héros ni à la sagacité de son regard. Les pages en question évoquent ainsi, avec une précision d'entomologiste, cet instant subtil où tout va basculer, que le narrateur appelle le « passage de l'équilibriste » : la seconde où, « juste avant de jouir, je n'ai pas encore joui ». Instant délicat s'il en est, qu'on voudrait indéfiniment prolonger. « Il faut être très prudent, très précis, c'est une question de millimètre, peut-être moins », s'enfièvre le narrateur. La remarque vaut aussi sur le plan littéraire, l'exercice stylistique sur un tel sujet étant lui-même périlleuse affaire d'équilibre. L'auteur, on l'a compris, s'en tire haut la main, si l'on ose dire ! Et le roman tout entier est à l'avenant. Il s'intéresse précisément à ce que d'ordinaire la bienséance enjoint de taire. Grave autant que malicieux, car le sujet, mine de rien, est sérieux.
Voilà quelques années, le sociologue David Le Breton publiait un livre passionnant sur le mépris contemporain pour le corps, l'insistance à en dénoncer les faiblesses. Le corps fatigue, vieillit, tombe malade. Et finit par mourir. De la chirurgie esthé­tique à la biologie, en passant par les technosciences, chacun rêve aujourd'hui de « bricoler » le corps pour l'améliorer, s'inquiétait le sociologue dans cet essai intitulé L'Adieu au corps. Nié, le corps, confirme le personnage imaginé par Pennac. Qu'importe le spectacle qu'on en donne aujourd'hui, le silence qui l'entoure est aussi épais qu'avant. « Plus on l'analyse, ce corps moderne, plus on l'exhibe, moins il existe. Annulé, à proportion inverse de son exposition ». D'où le projet de cet homme, au centre du livre, d'écrire un « journal de son corps ». De septembre 1936 (il a 12 ans) à octo­bre 2010, quelques jours avant sa mort, à 87 ans. Le résultat est l'exact contre-pied d'un adieu au corps. C'est un salut à celui-ci, compagnon de tous les jours, la reconnaissance d'une vie. Le corps retrouvé.
Voici donc un journal impudique, sans tabou. Exclusivement centré sur les découvertes, les surprises sans fin que nous réserve notre corps. A peu près rien dans ce journal des évé­nements qui traversent la vie de son héros - rien sur la guerre, rien sur mai 1968. Rien non plus des états d'âme du diariste. Juste « l'observation de mon pro­pre corps parce qu'il m'est intimement étranger ». Et qui vaut au lecteur de belles pages sur les « trois façons de pisser chez les garçons » ou le plaisir du « cu­rage de narine » associé « à celui de la lecture ». On rit souvent, de nos peurs en particulier. On est heureux de partager cette intimité si profondément universelle, même si l'histoire se termine mal. On suit pas à pas les effets du vieillissement, les renoncements obligés, la perte de l'appétit sexuel. « Certains changements de notre corps me font penser à ces rues qu'on arpente depuis des années. Un jour, un commerce ferme, l'enseigne a disparu, le local est vide... »
Belle manière, en lisant ce livre, de se sentir humain. Pennac prend à bras-le-corps l'énigme de l'incarnation : quel est le lien entre mon corps et moi ? Et montre que le mystère n'est jamais épuisé. « Nous sommes jusqu'au bout l'enfant de notre corps. Un enfant déconcerté », écrit son héros, à 86 ans. Et c'est ainsi qu'il est un homme.

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